FRATERNITÉ, SORORITÉ, SOLIDARITÉ

Par Catherine Ribot

FRATERNITÉ, SORORITÉ, SOLIDARITÉ

La définition de la fraternité est déjà une œuvre philosophique. Il faut s’écarter du sens commun : du sens familial (biologique) ou amical pour étendre l’acception au domaine social et désigner « un état d'unité, entre plusieurs personnes. C'est un sentiment qui dépasse l'égo, qui rassemble plusieurs « moi » pour faire un « nous ». Cet ensemble porte à son fondement le respect de la personne humaine, le « moi », c'est donc un ensemble de personnes assemblées, de volontés personnelles combinées en un mouvement. Chaque personne peut vivre la valeur de la fraternité par l'exercice d'obligations morales envers autrui. « L'individu pour le groupe » est la cause, le terreau, qui permet comme conséquence « le groupe pour l'individu »1.
La sororité se présente alors comme l’équivalent féminin de fraternité. Le mot est souvent invoqué comme une revendication féministe, il n’est pas encore d’un usage commun, habituel.
Lorsque l’on tente de conférer à la fraternité ou la sororité une dimension concrète pratique, c’est à la solidarité qu’il est fait référence. Alors, il semble que la solidarité est, concrètement, l’expression sociale de la fraternité.

Le premier à avoir formulé ce qui est aujourd’hui la devise de la France est Robespierre, dans son Discours sur l'organisation desgardes nationales (fin 1790). Aujourd’hui, l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 précise que : « La devise de la République française est « Liberté, Egalité, Fraternité » » Elément de ce triptyque, la fraternité est le point de la devise qui a été le plus discuté, parfois contesté, souvent négligé.

Aujourd’hui, le concept de fraternité est devenu un complément présenté comme socialement indispensable au principe d’égalité, une notion permettant le rebond politique de l’égalité en palliant les insuffisances de l’innovation théorique du principe d’égalité. La fraternité n’est plus seulement dotée d’une dimension morale ou moralisante. Elle est souvent présentée un concept susceptible de doter l’égalité sinon d’une plus grande efficacité sociale, du moins d’une ampleur moderne, susceptible d’offrir le cadre d’une réponse aux enjeux politique et écologiques actuels.

Il faut reconnaître alors que si la fraternité est politiquement affirmée depuis longtemps, elle n’a juridiquement été reconnue que récemment dans notre ordre constitutionnel. Désormais, ce principe juridique est modernisé pour devenir l’expression d’interdépendances sociales aux multiples dimensions.

I : Une affirmation politique ancienne, une reconnaissance juridique nuancée

Longtemps, la fraternité s’est distinguée des deux autres éléments de la devise française par sa dimension morale. « La fraternité est une des plus belles inventions de l'hypocrisie sociale » écrivait Flaubert2. Depuis 2018, en droit français, la fraternité est reconnue comme un principe à valeur constitutionnel3.

  1. Une normativité contestée

Les arrêts du Conseil d’Etat, les décisions du Conseil constitutionnel sont anciennes et innombrables concernant le principe d’égalité. Beaucoup d’études doctrinales analysent le contenu et les modulations du principe d’égalité : si l’on admet que toutes personnes placées dans la même situation doivent être traitées de la même manière, il est devenu établi que des personnes placées dans une situation différentes n’ont pas droit à un traitement différent. Après la discrimination positive, il a été question d’égalité compensatoire…

  1. Un idéal parfois négligé
  2. Une hiérarchisation au sein de la devise républicaine
  1. Un principe reconnu

Décision du Conseil constitutionnel n°2018-717/718 QPC du 6 juill. 2018, « M. Cédric H. et autre » : saisi le 11 mai 2018 par la Cour de cassation de deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) relatives à la conformité des articles L. 622-1 et L. 622-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile aux droits et libertés que la Constitution garantit.

« En ce qui concerne le grief tiré de la méconnaissance du principe de fraternité :
7. Aux termes de l'article 2 de la Constitution : « La devise de la République est « Liberté, Égalité, Fraternité ». La Constitution se réfère également, dans son préambule et dans son article 72-3, à l'« idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité ». Il en ressort que la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle.
 
8. Il découle du principe de fraternité la liberté d'aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national. 

9. Toutefois, aucun principe non plus qu'aucune règle de valeur constitutionnelle n'assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d'accès et de séjour sur le territoire national. En outre, l'objectif de lutte contre l'immigration irrégulière participe de la sauvegarde de l'ordre public, qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle. 

10. Dès lors, il appartient au législateur d'assurer la conciliation entre le principe de fraternité et la sauvegarde de l'ordre public. 
[…]

13. Dès lors, en réprimant toute aide apportée à la circulation de l'étranger en situation irrégulière, y compris si elle constitue l'accessoire de l'aide au séjour de l'étranger et si elle est motivée par un but humanitaire, le législateur n'a pas assuré une conciliation équilibrée entre le principe de fraternité et l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public. Par conséquent, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs à l'encontre de ces dispositions, les mots « au séjour irrégulier » figurant au premier alinéa de l'article L. 622-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, doivent être déclarés contraires à la Constitution. 
[…]

14. Il résulte du 3 ° de l'article L. 622-4 que, lorsqu'il est apporté une aide au séjour à un étranger en situation irrégulière sur le territoire français, sans contrepartie directe ou indirecte, par une personne autre qu'un membre de la famille proche de l'étranger ou de son conjoint ou de la personne vivant maritalement avec celui-ci, seuls les actes de conseils juridiques bénéficient d'une exemption pénale quelle que soit la finalité poursuivie par la personne apportant son aide. Si l'aide apportée est une prestation de restauration, d'hébergement ou de soins médicaux, la personne fournissant cette aide ne bénéficie d'une immunité pénale que si cette prestation est destinée à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l'étranger. L'immunité n'existe, pour tout autre acte, que s'il vise à préserver la dignité ou l'intégrité physique de l'étranger. Toutefois, ces dispositions ne sauraient, sans méconnaître le principe de fraternité, être interprétées autrement que comme s'appliquant en outre à tout autre acte d'aide apportée dans un but humanitaire. 

15. Il résulte de ce qui précède que, sous la réserve énoncée au paragraphe précédent, le législateur n'a pas opéré une conciliation manifestement déséquilibrée entre le principe de fraternité et l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public. Le grief tiré de la méconnaissance du principe de fraternité par le 3 ° de l'article L. 622-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile doit donc être écarté.

Décision du tribunal administratif de Besançon, du 28 août 2018 n°1801454 :demande desuspension d’un arrêté par lequel le maire de la commune de Besançon a interdit, pendant une période limitée, et dans un périmètre délimité correspondant au centre de la ville de Besançon, la consommation d’alcool, la mendicité, accompagnée ou non d’animaux, les regroupements, ainsi que la station assise ou allongée lorsqu’elle constitue une entrave à la circulation publique.

3ème considérant : « L’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose notamment que : « La devise de la République est " Liberté, Égalité, Fraternité ". » La Constitution se réfère également, dans son préambule et dans son article 72-3, à l'« idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité ». De ce principe découle la liberté fondamentale d’aider autrui dans un but humanitaire. Cette liberté ne revêt toutefois pas un caractère général et absolu et doit être conciliée, notamment, avec l’objectif de préservation de l’ordre public. »

5ème considérant : « […] le requérant ne peut utilement se prévaloir, sur le fondement du principe de fraternité, d’une quelconque liberté fondamentale de mendier. Ainsi qu’il a été dit au point 3, le principe de fraternité n’implique que la liberté fondamentale d’aider autrui dans un but humanitaire. »

Bien que « 9. Il résulte de tout ce qui précède que l’atteinte portée par l’arrêté litigieux à la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire n’est, ni suffisamment grave, ni manifestement illégale, si bien que, sans qu’il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir opposée en défense, la requête de M. G... doit être rejetée. »

La motivation de cette décision est juridiquement innovante. Elle n’a pas été reprise par le Conseil d’Etat.

II : Un principe récemment modernisé, une interdépendance aux multiples dimensions

Si l’affirmation politique ou philosophique est ancienne, force est de constater que ce n’est que récemment que le concept de fraternité tend à être doté d’une armature juridique qui, sans être contraignante, pourrait devenir plus objective. Toutefois, il faut admettre que la notion de fraternité a aujourd’hui besoin d’être adaptée, transposée. Il ne s’agit pas que d’une déclinaison de vocables.

  1. Solidarités entre les catégories sociales, entre les générations

Les exemples aujourd’hui sont multiples où l’on invoque le principe de fraternité : la continuité pédagogique en période d’urgence sanitaire pendant l’épidémie de COVID par exemple. L’entraide pourrait s’imposer là où la solidarité devient déterminante. Le creusement des inégalités socio-scolaires ravive la nécessité de penser et de trouver des porteurs des valeurs sociales et de l’Etat providence.

  1. Egalité, non-discrimination, compensation
  2. Communauté humaine et bien commun
  1. Une nouvelle matrice
  2. « Il est fondamental de mettre en évidence qu’un concept prendra le pas sur les autres et finira par tous les englober. Ce concept central est, justement, l’interdépendance humaine. »4
  1. Les composantes salvatrices de la fraternité
  • « un principe structurant de l'ordre juridique de toute démocratie, la matrice des valeurs constitutionnelles, l'indice de maturité de l'État de droit »5
  • Dignité et intégrité physique (arrêt du Conseil d’Etat de 1995 « Commune de Morsang sur Orge »)
  • c'est sur la fraternité à l'échelle mondiale et dans sa dimension intergénérationnelle que repose l'impératif de la protection de l'environnement.

Droit fondamental dit de la 3èmegénération, le droit de l'environnement impose à l'homme de dépasser son égoïsme et de se tourner vers l'esprit de partage. Ne pas polluer l'espace des autres pays, respecter la biosphère comme un bien commun des hommes et laisser un environnement viable aux générations futures est un devoir de fraternité

  1. L’obligation de fraternité

Si la liberté est une condition, l’égalité est un devoir, la fraternité doit être une obligation. En aucun cas, elle ne peut être qu’un choix dans une société démocratique et pluraliste, dans un état de droit.

La dimension permissive de la fraternité est un leurre. La fraternité n’a pas eu de dimension contraignante car elle n’était jusqu’à présent pas un véritable principe. Les problématiques environnementales peuvent lui donner ce relief parce que l’individu n’a plus le choix.

Il s’agit de faire de nécessité-vertu : l’individu choisi de respecter ce qui s’impose à lui

  • La devise québécoise (je me souviens) ou celle de Guillaume d’Orange (je maintiendrai)

Il faut que tout change pour que rien ne change, la fraternité est reconnue comme un principe à valeur constitutionnel. Elle doit devenir aujourd’hui l’objectif nous permettant de répondre aux besoins de « care » et aux impératifs environnementaux.

1 https://fr.wikipedia.org/wiki/Fraternité
2 Corresp., 385, 22 avril 1853.
3 M. Borgetto, La notion de fraternité en droit public français. Le passé, le présent et l'avenir de la solidarité, Thèse, LGDJ, Paris, 1993
.4 Enrico Letta, Doyen de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po Paris (PSIA) et président de l’Institut Jacques Delors, L’interdépendance humaine guidera notre transition vers le monde de demain, Le Monde 21 mai 2020.
5 G. Canivet : La fraternité dans le droit constitutionnel français, Les cahiers du Conseil constitutionel français 2011.